IA : "Nous vivons un saut générationnel très brutal, que notre système éducatif doit interroger"

IA : "Nous vivons un saut générationnel très brutal, que notre système éducatif doit interroger" (Erwan Paitel, IGESR)
Pour Erwan Paitel, rapporteur au sein de la Commission sur l’intelligence artificielle (IGESR), "nous vivons une 'crise', au sens où l’IA va profondément changer notre société", et ce, à un rythme beaucoup plus rapide que les révolutions technologiques précédentes. Selon lui, le système éducatif "doit se transformer", en veillant à ce que 100 % des élèves, étudiants et enseignants possèdent "les clés du savoir pour une compréhension générale sur l’IA", comme il l’a expliqué dans un entretien avec AEF info, le 14 octobre 2024. Pour atteindre cet objectif, "la solution ne peut passer que par l’hybridation numérique", qui implique la mutualisation de ressources créées par des experts universitaires, avec le soutien d’opérateurs. Il souligne également la nécessité de "convaincre tous les apprenants de l’importance de la connaissance", essentielle pour développer l’esprit critique.
Une crise à appréhender
AEF info : Que représente, à votre sens, l’arrivée massive et grand public de l’IA générative dans notre société, plus particulièrement dans l’enseignement ?
Erwan Paitel, administrateur de l’État et rapporteur sur l’intelligence artificielle : Nous sommes face à une "crise", car l’IA transforme profondément notre société. Il n’y a pas eu de précédent comparable. Les révolutions technologiques passées (informatique, internet, transports, etc.) se sont étendues sur des décennies. L’IA, et en particulier l’IA générative, est déjà intégrée dans le vocabulaire courant, avec une utilisation généralisée, alors qu’elle n’a été réellement découverte qu’à la fin de 2022. Bien que son usage par les élèves et étudiants soit difficile à mesurer, je crains que nous sous-estimions son adoption. Nous observons à la fois des recensements et le déploiement d'opportunités, ce qui est normal, mais les agents du service public, y compris ceux de l’éducation et de la formation, se posent des questions sur l’ampleur de l’usage de l’IA.
Les impacts sur l’éducation sont encore difficiles à cerner. Par exemple, le devoir à la maison est remis en question. Avec les IA génératives, il devient impossible d’évaluer et de noter des travaux sans tenir compte de l’usage de l’IA. De plus, demander aux étudiants de faire preuve de transparence ne garantit rien. Certaines de nos méthodes pédagogiques sont complètement bouleversées. Le travail de synthèse nécessaire à la création de fiches de révision, qui nécessitait un processus intellectuel d’assimilation, peut désormais être effectué par une IA. Quel en est le bénéfice pour l’apprentissage ? Par ailleurs, la recherche doit explorer les effets de l’utilisation d’IA générative sur la plasticité cérébrale, l’évolution de nos modes de pensée et la construction cognitive. Je suis convaincu que le cerveau des personnes ayant grandi avec une IA générative ne fonctionnera pas de la même manière que celui de ceux qui n'ont pas eu cette expérience.
Un saut générationnel à interroger
Nous assistons à un saut générationnel très brutal, que notre système éducatif doit remettre en question et qui nécessite une transformation. Plus que jamais, il est crucial de convaincre tous les apprenants de l’importance de la connaissance, qui favorise le développement de l’esprit critique, surtout pour évaluer les résultats fournis par les machines. Cela est d’autant plus pertinent que les apprenants pourraient penser que la connaissance est peu utile, car elle est facilement accessible sur le numérique.
"Le gros sujet est de faire en sorte que 100 % des élèves aient les clés du savoir pour une compréhension générale sur l’IA."
AEF info : Comment le système éducatif peut-il se transformer pour préparer les générations futures à l’usage des IA dans leur vie professionnelle ?
Erwan Paitel : Des enseignements spécifiques doivent être créés pour former des individus capables de développer cette technologie, comme l’a souligné le rapport de la Commission de l’intelligence artificielle de mars 2024 (à lire sur AEF info). En France, nous sommes déjà bien positionnés sur ce sujet, mais il est essentiel de réfléchir à la façon de continuer à former des experts en IA afin de construire une filière d’excellence. La France a démontré sa capacité à élever le niveau disciplinaire en instaurant une ambition dans ses programmes. Cela a été prouvé par la création de filières d’excellence en mathématiques et en informatique dès le post-bac, comme les CPGE (MPSI, MP2I, etc.) ou de nombreuses licences et doubles licences. Ce rôle incombe à l’enseignement supérieur, mais il est également nécessaire que l’enseignement scolaire établisse les bases en offrant une formation solide.
Le défi principal est donc de garantir que 100 % des élèves aient les clés du savoir pour une compréhension générale sur l’IA, quel que soit leur parcours (général, professionnel ou technologique). Cela implique que tous les enseignants acquièrent des compétences sur le sujet. Cela touche au transdisciplinaire, un aspect que nous maîtrisons moins en France, que ce soit dans la formation des enseignants ou dans les programmes au collège et au lycée, en raison de notre structure disciplinaire. Pourtant, des exemples positifs ont existé, comme les enseignements pratiques interdisciplinaires au collège (réforme de 2016) et les TPE au lycée.
Il est impératif de reconsidérer le transdisciplinaire et le pluridisciplinaire au collège et au lycée, car les enjeux sociaux tels que l’IA ou le développement durable ne peuvent être associés à une seule discipline. Une première étape pourrait consister à intégrer l’IA dans tous les programmes du secondaire, tout en respectant notre structure disciplinaire historique. Cependant, cela ne permet pas de saisir pleinement que ces enjeux ne sont pas isolés à une seule matière.
Il est également important de ne pas devenir dépendant de l’IA. La réflexion, la construction de la pensée et l’émission d’opinions doivent également se faire sans son assistance. Il est donc essentiel d’éduquer les élèves à son utilisation.
"Il faut rouvrir le sujet de la formation des enseignants."
AEF info : La formation des enseignants en France n’a jamais vraiment été mise en avant en ce qui concerne le numérique éducatif. Le projet de cadrage des futurs masters M2E, présenté l’an dernier dans le cadre de la réforme de la formation et du recrutement, ne semblait pas non plus faire du numérique ou de l’IA une priorité… (lire ici et là)
Erwan Paitel : En effet, les enseignants ne sont pas suffisamment formés à l’utilisation des technologies. Les évolutions de leur métier nécessiteront que l’enseignant conserve son expertise disciplinaire tout en définissant des scénarios pédagogiques adaptés. Par exemple, en classe d’histoire-géographie, les élèves pourraient poser des questions à une IA générative sur la bataille de Verdun, et l’analyse des réponses pourrait les amener à interroger la pertinence des informations fournies. Ce type d’exercice est réalisable dès le collège, mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire de le faire dès l’école primaire. À ce sujet, je suis en accord avec la commission Écran : il y a un temps pour tout. Au collège, les élèves ont commencé à construire un socle de connaissances qui leur permet de hiérarchiser les informations et les sources, en réponse à une machine qui produit des résultats basés sur des statistiques.
Il est crucial de rouvrir le débat sur la formation des enseignants. L’IA est présente et ne peut être ignorée. Nous ne pouvons pas nous contenter de penser que les enfants et les enseignants vont s’auto-former à l’IA, car cela poserait un problème d’égalité de traitement.
"On ne peut pas penser que les universités françaises vont chacune pouvoir disposer d’un nombre assez conséquent d’experts pour former des cohortes de milliers d’étudiants."
AEF info : Un certain nombre d'interlocuteurs de l’enseignement supérieur affirment que l’enseignement du numérique dans le scolaire n’est pas à niveau, ce qui pose des problèmes lorsque les jeunes adultes arrivent avec des niveaux très variés. Pendant ce temps, une demande monte de la part des employeurs et des étudiants pour que les établissements leur apprennent à utiliser des outils d’IA dans leur vie professionnelle. Comment l’enseignement supérieur pourrait-il répondre à cette demande ?
Erwan Paitel : Je tiens à nuancer cette perception : la fracture numérique a diminué au fil du temps, en particulier après la période de Covid. Le système n’est pas parfait, mais de gros efforts ont été réalisés par les collectivités pour équiper les établissements et les enfants (ordinateurs, tablettes, etc.). De plus, il est important de noter qu’un cours d’une heure a ses limites. Les enseignants doivent respecter un programme, ce qui n’est pas toujours compatible avec le temps nécessaire à l’apprentissage des outils numériques. L’attente principale vis-à-vis de l’école n’est pas tant d’apprendre aux enfants à utiliser des outils d’IA, mais de développer leur esprit critique, leur capacité à analyser, juger et recouper les informations.
De nombreux outils d’IA sont gratuits. Actuellement, les besoins exprimés par le monde socio-professionnel sont très variés, chaque entreprise utilisant des IA différentes. Ce n’est donc pas la responsabilité de l’école de former aux outils en tant que tels, mais d’offrir une formation à l’esprit critique. On ne peut pas penser que les universités françaises vont chacune pouvoir disposer d’un nombre assez conséquent d’experts pour former des cohortes de milliers d’étudiants. Par conséquent, la formation des enseignants doit être renforcée.
Il est donc impératif de penser le rôle de l’enseignement supérieur dans l’enseignement des pratiques de demain, sans oublier d’intégrer l’IA dans les formations au sein des universités. Cela nous renvoie à un point de départ qui est souvent oublié : celui de l’hybridation numérique, pour des raisons d’égalité d’accès aux savoirs. En d’autres termes, nous avons besoin d’un cadre institutionnel pour la mise à disposition de ressources créées par des experts universitaires, qui pourraient être mutualisées et mises à jour par les opérateurs.
L’hybridation numérique, clé de la formation
En effet, une fois que nous avons convaincu tous les acteurs de la nécessité de cette connaissance, il faut penser au contenu. Le recours à des entreprises telles que l’INRIA, les Cnes, ou d’autres experts serait primordial. Je me demande si cela n’est pas aussi une façon d’organiser la recherche : comment les chercheurs pourraient-ils mutualiser leurs travaux ? De la même manière, ces ressources doivent être réactualisées en continu. Pour ce faire, le soutien des opérateurs sera nécessaire pour éviter que ces ressources deviennent obsolètes.

SOURCE : AEF INFO

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